Ch. Bouchet Alain Daniélou, la Tradition et l’Hindutva

 

Christian Bouchet

 

Alain Daniélou, la Tradition et l’Hindutva

 

Alain Daniélou, un Européen converti à l’hindouisme, homosexuel notoire, fils d’un ministre de la République française et frère d’un cardinal de l’Église catholique, tient une place toute particulière dans la nébuleuse traditionaliste française.

 

Une place que je pourrais qualifier de marginale, non pas parce qu’elle serait insignifiante mais parce que, stricto sensu, Alain Daniélou se situe bien à la marge du mouvement traditionaliste français.

Pourtant, notre homme mérite d’être lu et médité car il présente, à mes yeux, la meilleure approche qui soit de l’Inde, de sa Tradition, de la possibilité d’un rattachement à celle-ci et, surtout, parce qu’il effectue une critique aussi opportune qu’acéré du nationalisme indien dans ses versions laïques ou religieuses conçues comme un anti-traditionalisme.

 

Cette courte présentation de sa vie et de sa pensée sera ordonnée autour de trois points : sa biographie, sa vision de l’hindouisme et sa critique de l’hindutva.

 

I – Une biographie

 

Alain Daniélou est né à Neuilly-sur-Seine, a proximité immédiate de Paris, le 4 Octobre 1907. Sa mère, Madeleine Clamorgan, descendait d’une très ancienne famille de la noblesse normande, catholique fervente, elle fonda un ordre religieux ; son père, homme politique d’origine bretonne, de gauche et anticlérical, ami d’Aristide Briand, fut plusieurs fois ministre sous la III° République.

 

Alain Daniélou reçut une éducation de qualité, avec des maîtres choisis parmi les meilleurs pour lui seul. Doué pour les arts, et tout particulièrement la musique et la peinture, il étudia le chant avec le célèbre chanteur de liederCharles Panzéra, la danse classique avec Nicolas Legat, qui était le maître de Nijinski, la composition avec Max d’Olonne. De 1927 à 1932, il participa activement à la vie artistique de l’époque, il fréquenta alors Jean Cocteau, Max Jacob, Jean Marais, Diaguilev, Stravinsky, Nicolas Nabokov, Maurice Sachs, et bien d’autres.

 

Dans le même temps, Alain Daniélou développa une âme d’aventurier. Il fit, en 1932, un voyage d’exploration dans le Pamir afghan devenant ami avec celui qui sera le roi d’Afghanistan sous le nom de Zaher Sha, et, en 1934, il participa à un raid automobile Paris-Calcutta. À la même période, il séjourna chez Henry de Monfreid dans son fief d’Obock sur la Mer Rouge.

 

C’est ce goût de l’aventure qui le fit partir, avec le photographe suisse Raymond Burnier, pour une longue errance à travers l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Indonésie, la Chine et le Japon, avant de se fixer, finalement, en Inde.

 

Tout d’abord, comme nombre d’Occidentaux de l’époque, Alain Daniélou va fréquenter la communauté, new age avant l’heure et furieusement moderne, organisée par Rabindranath Tagore à Shantiniketan.

 

Puis Alain Daniélou va se retirer à Bénarès, dans un palais dominant le Gange où il vivra quinze ans. C’est là que sa vie va changer, il va y découvrir la Tradition. Il étudie alors la musique classique indienne auprès des meilleurs maîtres, et apprend le hindi et le sanskrit avec les pandits locaux afin d’accéder sans le filtre de la langue à la sagesse indienne. Bientôt, il devient le disciple d’un sannyasicélèbre, swamiKarpâtrî, dont il traduit certains écrits et qui le fait initier par un de ses proches aux rites de l’hindouisme shivaïte et du tantrisme. Connu, à partir de ce moment, sous le nom de Shiva Sharan (le protégé de Shiva), il est nommé professeur à l’université hindoue de Bénarès et, en 1949, directeur du collège de musique indienne. Il correspond avec René Guénon sur les approches philosophiques et religieuses de l’hindouisme shivaïte et traduit en hindi un certain nombre de ses écrits afin qu’ils soient publiés dans la revue Siddhantapubliée par swamiKarpâtrî et dont la traduction française du titre signifie « Tradition ».

 

En 1954, Alain Daniélou quitta Bénarès pour prendre la direction de la bibliothèque des manuscrits et des éditions sanskrites de la Société théosophique à Adyar près de Madras. Il est surprenant qu’il ait accepté ce poste, étant donné l’aspect fondamentalement anti-traditionnel de ce mouvement, mais il est aussi logique, de ce fait, qu’il n’y resta pas. Deux ans plus tard, en 1956, il fut nommé à l’Institut Français d’Indologie de Pondichéry.

 

En 1960, Daniélou quitta l’Inde pour revenir en France où il fut rattaché à l’École française d’Extrême-Orient. Puis il créa, en 1963, l’Institut international d’études comparatives de la musique de Berlin. Il entrepris alors d’organiser des concerts pour les grands musiciens de l’Asie et de publier des collections de disques de musiques traditionnelles sous l’égide de l’Unesco. Il fut ainsi à l’origine de la découverte de la musique classique indienne et asiatique en Occident qu’il sortit du folklore où elle était jusqu’alors cantonnée.

 

Parallèlement, il publia de nombreux ouvrages sur l’Inde, sa société, son architecture, sa tradition avec un accent particulier mis sur le shivaïsme et le yoga, qui furent traduits et publiés dans une dizaine de langues.

 

Bien qu’il reçut de nombreuses manifestations de reconnaissance sociale - il fut fait Officier de la Légion d’Honneur, Officier de l’Ordre national du mérite et Commandeur des Arts et des Lettres en France, reçut en 1981 le prix Unesco de la musique, fut désigné « Personnalités de l’Année » en 1989 et nommé Professeur Emeritus, en 1992, par le Sénat de Berlin - Alain Daniélou était resté un homme particulièrement libre, ne craignant pas de fréquenter les dissidents et d’afficher des idées en totale opposition avec le monde moderne, ce qui fit que j’eu l’occasion de le croiser à la fin des années 1980.

 

Alain Daniélou est décédé en Suisse le 27 Janvier 1994 et, en bon hindou, a demandé à être incinéré.

 

II – Une approche particulière de l’hindouisme

 

On peut considérer que, bien qu’il se rattachât par sa famille et son éducation au catholicisme, Alain Daniélou était un traditionaliste polythéiste. Cependant, il n’était nullement un néo-païen au sens recréationniste et identitaro-ethnique où ce courant, éminemment anti-traditionnel s’est développé en Occident.

 

Absolument convaincu de l’importance de la culture et de la religion véhiculées par l’Hindouisme Alain Daniélou avait opéré une véritable conversion et, depuis la fin des années 1930, il se considéra comme un Hindou et cela jusqu’à son décès puisque dans le dernier interview qu’il donna avant sa mort, il rappela : « l’Inde est ma vraie patrie ».

 

Dans son livre de mémoires, Le Chemin du Labyrinthe, il précisait : « La seule valeur que je ne remets jamais en question est celle des enseignements que j’ai reçus de l’hindouisme shivaïte qui refuse tout dogmatisme car je n’ai trouvé aucune forme de pensée qui soit allée aussi loin, aussi clairement, avec une telle profondeur et une telle intelligence, dans la compréhension du divin et des structures de monde. »

 

Dans deux autres ouvrages Shiva et Dionysoset La Fantaisie des Dieux et l’Aventure Humaineil envisagea les problèmes d’un Occident égaré ayant perdu sa propre tradition et éloigné l’homme de la nature et du divin, et il insista sur le fait que l’hindouisme était la solution car la seule voie possible de retour à notre plus lointain passé. À ses yeux, les rites et les croyances du monde occidental ancien étant très proches du shivaïsme et très aisément expliqués à l’aide des textes et des rites préservés en Inde.

 

Dans un entretien accordé au journal Paris Matchen 1985, il précisa ainsi sa pensée : « L’Inde et l’Occident ne sont pas des mondes séparés. L’Inde est seulement un endroit privilégié qui a conservé une certaine forme de savoir que nous avons presque totalement perdue. Il est normal, si nous voulons récupérer notre savoir, que nous puissions être aidé par celui de l’Inde. »

 

Très hostile au libéralisme et au marxisme, soucieux du respect des races et des cultures, il militait pour une société de castes harmonieuse et cohérente et refusait la démocratie égalitaire nivelatrice, optait pour la liberté, les différences et le pluralisme, toutes choses allant à contre-courant des modes et idéologies actuels.

 

Dans le même entretien de 1985, il explique ainsi sa position : « L’Inde est peut-être la seule société multiraciale qui a su trouver son équilibre. Il y a toujours eu en Inde des populations très diverses, des tribus primitives apparentées aux indigènes d’Australie, des Dravidiens dont la civilisation est apparentées à celle des Sumériens, des Aryens, des Scythes, des Parthes, des Chinois, des Mongols. Afin de faire coexister tous ces gens, il faut, selon les principes indiens, deux choses essentielles : d’abord éviter les mélanges, car une communauté ne peut survivre avec sa culture, sa langue et sa religion que si elle reste autonome. D’autre part, il faut trouver des fonctions pour les gens selon leurs aptitudes. Il faut leur trouver un métier. Cela donne une société extraordinaire, très accueillante, où l’on voit des communautés vivre côte à côte dans la même ville et qui n’ont pas le même statut légal, le même système d’héritage, qui ne croient pas aux mêmes dieux, qui n’ont pas les mêmes coutumes et qui, souvent, ne parlent pas la même langue. Et au fond, tout cela marche très bien. »

 

Cela étant posé, nombre d’Occidentaux se sont rattachés à l’hindouisme et ils l’ont quasiment toujours fait de la manière la plus anti-traditionnelle qui soit. Cela pour une raison simple : leur orgueil et leur imprégnation totale par les idées de l’Occident, leur fait refuser le système des castes. Or, nous dit Daniélou, « dans le monde hindou, tout le monde a sa place à condition de ne pas prétendre être autre chose que ce que l’on est par le hasard de la naissance ». D’où son rattachement humble à l’hindouisme par la caste des artisans, celle des musiciens, lui qui était issu de la grande bourgeoisie française. Il l’a relaté de cette manière : « On peut assez facilement pénétrer dans l’hindouisme par les castes artisanales. Il faut, je crois, toujours entrer par la voie des humbles. (…) J’étais un shoudra, un artisan. Étant né hors de l’Inde et ayant pratiqué les rites et les purifications qui permettent d’étudier auprès des brahmanes, ce que tout le monde peut faire, y compris les occidentaux, je suis devenu un shoudra pur. Parfois même, on dit un shoudra-brahmane, c’est-à-dire un shoudra qui pratique les rites des brahmanes. »

 

Cela explique les critiques très vives d’Alain Daniélou sur les Occidentaux allant en Inde à la recherche de gourous et prétendument convertis à l’hindouisme : « Tout ceux que j’ai connus en Inde, qui y vivaient, ne se sont jamais vraiment intégrés. Ils se déguisaient en Indiens, ils créaient des ashrams, mais ils ne s’intégraient pas dans la société. Il leur manquait l’humilité. Ils ne voulaient pas renoncer à leur façon de penser » Et Daniélou percevait clairement le danger pour la Tradition constitué par l’industrie touristique des ashramset des gourous pour riches étrangers, en dénonçant : « le faux hindouisme des Indiens anglicisés qui prétendent adapter les doctrines traditionnelles (…) les soit-disant ashrams qui exploite la crédulité des gens, le théosophisme, Aurobindo, les adeptes de Ramakhrisna, Ramana Maharishi, et bien d’autres. »

 

III – Contre le nationalisme et l’hindutva

 

La montée en puissance, en Europe et aux États-Unis, ces dernières années de mouvements se définissant comme « identitaires » et étant rabiquement islamophobes a eu comme conséquence que nombre de ces Occidentaux radicaux se sont intéressés à leurs alter-ego indiens que sont les mouvement défendant l’hindutvacomme la Hindu Mahasabha (Association des Indiens entièrement hindous), le Bharatiya Janata Party (Parti national du peuple), la Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association nationale des volontaires). Il s’est trouvé de ce fait que certains auteurs et que certaines revues, tout en se présentant comme participants au mouvement de la Tradition ont tenté d’amalgamer la vision traditionnelle de l’Inde d’Alain Daniélou et l’hindutva.

 

Or, Alain Daniélou a toujours manifesté clairement son éloignement tant du nationalisme laïc que de celui confessionnel.

 

Sur ceux qui ont conduit l’Inde à l’indépendance, il a eu ce jugement sans appel : « Nehru, Jinnah et Gandhi étaient trois avocats du barreau de Londres, des gens d’une formation complètement occidentale qui étaient revenus dans l’Inde et qui, pour accéder au pouvoir ont accepté la division du pays, au moment où les Anglais pensaient qu’économiquement, il fallait se débarrasser de ce coûteux Empire. Les nouveaux dirigeants vivaient dans une sorte de rêve de socialisme romantique du XIX° siècle et ils considéraient que l’hindouisme était une chose dépassée, archaïque. »

 

Méprisant Gandhi, il écrivit de lui : « Il ne connaissait pas grand-chose au monde hiérarchisé des hindous qu’il détestait et s’efforça de détruire. Il s’était fabriqué un idéalisme propre à entraîner les foules, mais il identifiait cet idéal à lui-même et à son goût secret du pouvoir. Il m’inspirait une véritable répulsion. C’était un puritain, un complexé. »

 

Quant à Nehru, il ne trouvait pas plus grâce à ses yeux et il écrivit à son sujet : « Il ignorait tout de l’Inde dont il parlait avec mépris dans les mêmes termes que les Anglais. Il parlait un anglais impeccable mais il ne lisait pas le hindi. »

 

En conclusion de ces analyses, Daniélou se déclare a-nationaliste et favorable à un réel Empire en reprenant à son compte l’opinion de ses maîtres : « Les hindous orthodoxes, ce milieu de brahmanes et de grand lettrés dans lequel je vivais à Bénarès, étaient beaucoup plus opposés au Parti du Congrès qu’ils ne l’étaient aux Anglais. Ils ne voyaient aucune objection à ce que la reine d’Angleterre soit la reine de l’Inde. À condition qu’elle n’intervienne pas exagérément dans la vie religieuse et sociale. Ils ont été terrifiés par le socialisme de Nehru et les idées absurdes de Gandhi. C’est pourquoi, quand Gandhi est mort, Bénarès a pavoisé. »

 

Ce refus du nationalisme, ne s’est pas limité chez Daniélou au nationalisme laïc et, dès les années 1940, il a refusé le nationalisme religieux des tenants de l’hindutva.

 

Cela, il le fit en soutenant le Ram rajya parishad (Association du royaume de Rama), un parti traditionaliste hindou fondé par le swamiKarpatri et qui eut, un temps, une certaine influence dans l’Inde du Nord. Ce maître hindou était celui-là même qui avait fondé la revue Siddhantaet fait connaître au monde indien René Guénon via les traductions de Daniélou.

 

Ce faisant, que reproche-t-il à l’hindutva ? De ne pas être traditionnel, mais d’être la copie en Inde d’un nationalisme d’essence occidentale, de vouloir mettre un terme au système des castes au nom d’une égalité abstraite, d’être largement inspiré par des sectes hindouistes protestantisées comme l’Arya Samaj et le Brahma Samaj, de mépriser et combattre les autres voies spirituelles non-hindoues existant en Inde – reprenant les mots de son maître « Mieux vaut un musulman religieux et honnête, qu’un hindou sans religion et malhonnête » - et de tenter, en l’unifiant et ne le centralisant sur le modèle du catholicisme, de laïciser l’hindouisme pour lui faire servir des intérêts politiques et non plus spirituels.

 

IV – Conclusion

 

Ceux qui ont voulu faire d’Alain Daniélou, un identitaire européen, un proche de la mouvance néo-païenne et un sympathisant de l’hindutvaont menti.

 

Pour certains, ils l’ont fait par manque d’informations, pour d’autre profitant de l’ignorance générale il l’ont fait pour donner à leurs positions la caution d’un grand nom.

 

Il importe donc que la vérité soit rétablie. Alain Daniélou était un grand traditionaliste et il ne pouvait pas de ce fait adhérer à la vulgate du nationalisme identitaire qu’il soit laïc ou religieux.

 

En Europe de l’Ouest, son œuvre mérite sans doute d’être mieux connue car elle est de nature à ouvrir de multiples voies de réflexion au mouvement traditionaliste. À l’Est, et tout particulièrement en Russie, où l’on me dit qu’Alain Daniélou est totalement inconnu, il conviendrait sans doute que nos amis locaux, pour les mêmes raisons, le traduisent et le fassent connaître.

 

V - Sources

 

- Site www.alaindanielou.org. Excellent site internet dont je me suis largement inspiré pour la partie biographique.

- Emmanuelle de Boysson, Le Cardinal et l’hindouiste, le mystère des frères Daniélou, Albin Michel, 1999.

- Alain Daniélou, Le Chemin du Labyrinthe, souvenirs d’Orient et d’Occident, Robert Laffont, 1981.

- Jean-Louis Gabin, L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou, Cerf, 2010. Livre violemment hostile et tentant, paradoxalement, une lecture « de gauche » et antifasciste de la Tradition.